Une simple soirée.
Sombre et crasseux. Les rues. Les masures. Les places. Le ciel. Tout. Des pavés disjoints et dépareillés peuplaient le sol, des caniveaux grouillaient de rats baignant dans des miasmes révulsant. Le brouillard, la poussière de charbon et les fumeroles transformaient les corps en d’inquiétantes silhouettes fantomatiques, les murs obscurcissaient les venelles, masquant le bas monde au regard du soleil et de sa lumière, filtrée par les nappes de brume. En d’autres lieux, l’air marin aurait assaini l’atmosphère. En d’autres temps, il parcourait les rues, vivifiait les esprits et jouait dans l’eau des fontaines aujourd'hui asséchées. Mais pas ici, plus maintenant. Loin de dissiper les odeurs de la ville, il courait dans les ruelles, faisant remonter du port des remugles de poisson avarié, de fosses et de ville basse. Loin d’éclaircir le ciel, il sifflait entre les volets pourris et faisait sinistrement grincer l’essieu des lanternes éteintes.
Partout où il regardait, qu’importe où se posaient ses grands yeux délavés, la misère était passée. L’homme se tenait dans l’encoignure d’une porte qui pendait sur ses gonds. Il avait bien tenté de la pousser, le logis semblant abandonné, mais la place grouillait de rats et de vermine. Avant cela, il avait erré quelques heures à la recherche d’une auberge mais toutes semblaient être de véritables coupe-gorges et le tintement d’une pièce d’argent lui aurait valu celui d’une lame contre ses os en retour plutôt que celui d’une écuelle de gruau sur le comptoir. Il avait cherché l’hospitalité mais les coutumes des bourgades de campagne n’avaient pas lieu d’être ici. Ici, chacun se battait. Non pas pour vivre, mais pour survivre.
L’espoir n’avait pas cours en ces terres.L'or était seule monnaie. On trouvait du rat rôti sur le marché, et les effluves qui s’en dégageaient faisaient saliver les trois quarts des passants, tous ceux qui ne pouvaient s’offrir pareille denrée. On trouvait également des galettes d’argile, plus communes, plus accessibles. Le millet et le blé qu’on mélangeait à la terre était vieux et peuplé de charançons mais on se l’arrachait. L’homme avait vu deux femmes en haillons en venir aux mains pour une tranche de viande de chien. Et durant le bref instant de chaos que l’altercation provoqua, l’intégralité de leurs biens leur fut subtilisée et le marchand tabassé et dépouillé. La tension était palpable. Pour un peu, on aurait pu croire l’endroit sous le joug d’un embargo ou d’un siège. On aurait pu croire aux sévices de la guerre. « C’est sous le joug des hommes et de leur malice que cette ville se trouve, songea-t-il amèrement, c’est le siège de l’inhumanité que cette ville soutient, la lente attente de la Mort. Son agonie est l'ultime bataille de la guerre des vivants contre les vivants et dont le seul prix est une poignée de jours retenus entre les doigts de la Vie. »
Il passa les doigts sur sa tunique de toile grossière, tâtonnant à la recherche de la croix d’Arkarion qui ne le quittait jamais. Il avait fui Elesis. Et pourquoi ? Ici, les dieux n’avaient ni pouvoir, ni emprise. Ces terres étaient livrées au vice le plus infâme. La souillure la plus abjecte qui corrompt le cœur des hommes et finit par se répandre jusque dans la terre sous la forme d’immondices, détériorant le monde à jamais. Une putain l’interpella. Elle avait pu être jolie, longtemps auparavant, mais les chicots bruns qui dépassaient de sa lèvres supérieure, ses jambes arquées et son visage strié de cicatrices et marques de vérole parachevaient la toile chaotique que devait être son autoportrait. Il lui fit signe de partir, elle cracha sur le sol, lança une plaisanterie sur sa douteuse virilité et poursuivit son chemin.
Il avait fui Elesis, déserté les ordres du dieu élémentaire, rejeté sa bure et ses responsabilités. Il avait fui et ne savait plus pourquoi. Il repensait ici aux immenses plaines baignées de lumière, aux océans purs et forts qui grondaient contre les falaises, aux vents tièdes qui dansaient dans ses cheveux longs d’alors. Et il regrettait. Plus il s’était enfoncé dans les terres civilisées, plus il avait regretté. Et aujourd’hui, il avait oublié la raison de sa fuite. Peut-être était-il devenu fou ? Il n’avait plus d’autres idées en tête à présent que son départ, que son retour. Il partirait demain. Et une fois qu’il serait reparti, le monde serait de plus en plus beau, à mesure qu’il s’éloignerait de ces terres terribles. Une nuit. Il ne lui restait qu’une nuit à subir, et ce monde se masquerait à ses yeux.
Le ciel commençait à s’assombrir. La nuit vint bientôt. La venelle fut bientôt plongée dans l’obscurité mais personne ne vint allumer les lanternes oscillantes. Quelques silhouettes traînaient encore leur carcasse désespérée mais ils ne s’attardèrent guère lorsque le froid survint. L’homme se frotta les mains et souffla en dedans dans l’espoir fugace de les réchauffer. Pas le moindre feu n’aurait pris dans de telles conditions d’humidité. Il frissonna et se blottit plus avant dans son coin de porte. Le silence se fit bientôt si imposant qu’il put entendre ses oreilles siffler légèrement. Sa vision enfin, lui fut presque inutile jusqu’au moment où la lueur diaphane de la lune inonda les nappes de brume. Un chien efflanqué remuait les immondices au bout de la ruelle. Perclus de courbatures et de froid, il se levait lentement pour s’étirer lorsqu’une crampe soudaine lui saisit la jambe. Cette dernière ne soutint plus son poids et il s’effondra sur le sol. Il jura. Le temps sembla s’écouler plus lentement jusqu’à ce qu’il parvienne à se jucher sur ses pieds.
Il boitilla misérablement jusqu’au bout de la ruelle. C’en était assez, il rentrait. Il ne patienterait pas plus longtemps. Il ne connaissait plus la raison de son départ mais il savait pourquoi il s’en retournait. Il pressa le pas, traversa des places vides et froides, longea des murs suintant et déboucha sur les quais. Là, la nuit n’était pas un obstacle à l’activité. Les pontons de bois vermoulus et marqués par le sel fourmillaient de matelots ivres, de catins dépareillées, de bateleurs tapageurs… Il fendit la foule le plus vite qu’il lui fut possible, traçant vers la route qu’il distinguait au loin et qui serpentait ensuite dans les collines.
Un rire gras éclata dans l’obscurité. Deux silhouettes lui barrèrent le passage. L’homme qui riait était édenté, son comparse, encapuchonné, était d’une taille démesurée. Une voix grave émergea de sous la capuche et baragouina quelques mots qu’il ne saisit pas. Le rire du premier s’étrangla dans une quinte de toux.
- Mon copain y m’dit qu’t’as u’ tête qu’il y r’vient pas. Y’m’dit que tu r’ssembles à u’ d’ces pourritures de prêtre. Et qu’les prêtres y z’ont s’vent des trucs à eux qui brillent j’liment et qu’ça s’vend bien , déclara-t-il en souriant béatement.
- On peut réellement en dire autant en prononçant si peu ?
Le détrousseur rit à nouveau :
- Pas qu’lui mon j’li. Vas-y l’Arsouille.
Le prêtre se retourna lentement au son d’un bruit de pas derrière lui. Un gamin haut comme trois pommes s’approchait avec une lenteur délibérée, un surin à la main. Il n’entendit pas l’homme encapuchonné se déplacer dans son dos. Il n’entendit pas le frottement souple de la lame contre le cuir du fourreau. Il n’entendit pas la goutte de poison qui s'écrasa sur le sol, tombée de la pointe d'une dague fine comme une aiguille.
Il ne sentit que la douleur, qui s’insérait entre ses côtes.
Il n’entendit que la voix grave qui lui susurrait son nom à l’oreille.
Il était mort avant d’avoir touché le sol.